Deuxième voyage

Vendredi 5 juillet 1918


Me voici à Marseille depuis lundi matin à dix heures. J’ai fait un très bon voyage jusqu’à Lyon. Aucun ennui à la douane. Arrivé à Lyon à 21h30, je pensais me reposer un peu dans un bon lit, mais pas malheur, pas un hôtel n’était libre, je n’ai pas pu trouver la moindre mansarde. Las de courir la ville en quête d’un logement j’ai voulu me reposer sur un banc. Il était 23h00 mais les agents ne l’entendaient pas ainsi, et ils m’ont prié d’un ton péremptoire de « circuler ». Je suis reparti à la gare, les salles d’attente étaient pleines de permissionnaires. Le buffet encore ouvert restait me seule ressource et j’ai pu m’y reposer jusqu’à une heure tout en prenant un café. D’une heure à quatre heures, j’ai dormi sur un banc comme un vagabond. Mon train partait à 04h30 et m’a transporté en quelques heures à Marseille. Je pars demain samedi à destination de Cotonou et Porto Novo à bord du magnifique Paquebot Louis Fraisinet. Je voyagerai en première classe pendant les quarante et quelques jours qu’il faut pour un si long parcours. De Marseille nous toucherons probablement Gibraltar, Dakar et tous les ports de la côte jusqu’à Cotonou. J’espère que tout ira bien et que les sous-marins allemands ne troubleront pas notre traversée. Dans quelques jours je voguerai au milieu de l’océan, vers des pays inconnus, plus beau que le Sénégal.

Samedi 6 juillet 1918 à bord du Louis Fraissinet

C’est le moment du départ, la sirène vient de lancer un long et lugubre rugissement, comme celui d’une bête traquée. Nous sommes sur le pont de première avec cinq jeunes gens suisses qui font leur premier voyage. Le vapeur quitte lentement le quai, traîné par deux petits remorqueurs. La mer est calme, sillonnée de vapeurs et de voiliers. La nuit s’avance, j’ai hâte de dormir, l’air vif du large, les courses de la journée, et aussi la fièvre du départ m’ont fatigué. Je partage ma cabine avec un genevois qui se rend comme moi vers la côte africaine.

Lundi 8 juillet 1918

Je me suis réveillé de bonne heure ce matin. Nous longeons la côte espagnole. Nous sommes seuls en mer, le temps est superbe la mer est limpide, aucun tangage ni le moindre roulis. Je suis assis sur le banc de la passerelle des premières, et je lis les Pécheurs d’Islande de Lotti, ce livre m’enchante tellement que j’en oublie d’admirer le paysage, qui est pourtant de toute beauté, nous avons passé devant Barcelone, Valence, Alicante, Almeria, demain nous toucherons Gibraltar où nous descendrons un ou deux jours.
Il m’est arrivé un incident amusant. Il y a à bord un certain nombre d’officiers et parmi eux un sergent qui me regardait avec insistance depuis le départ. Enfin hier il s’est avancé vers moi et me dit :
« Vous n’êtes pas Marcel Linder de Morges ? »
- « Mais oui, en personne ».
Alors le sergent l’air heureux m’a expliqué tout de suite ses souvenirs à mon égard.
« Vous souvenez-vous de la petite Adèle qui venait chaque année en vacances à Morges ? Vous étiez je crois, à cette époque, son petit bon ami. Je suis son frère, nous avons joué ensemble vous et moi avec mes cousins. Je me suis engagé et après trois ans de front je suis Sergent, décoré, croix de guerre, médaille militaire et Nicha ».
Pensez mon étonnement en reconnaissant enfin ce camarade d’enfance, le frère de la petite Adèle et les souvenirs de revenir en foule, c’est si loin et c’est si bon les souvenirs.

Mardi 9 juillet 1918

Nous n’arriverons que demain à Gibraltar. Le temps est toujours calme. Un superbe voilier trois mâts passe majestueusement près de nous. Nous longeons les côtes espagnoles, montagneuses, arides et sauvages. De temps en temps nous sommes en vue d’une petite ville, de quelques maisons blanches étalées sur la côte.

Mercredi 10 juillet 1918, quatre heures du matin

Je suis réveillé par le maître d’hôtel, nous arrivons à Gibraltar par un magnifique lever de soleil. Le vapeur a stoppé et nous admirons le formidable rocher citadelle qui défend le Détroit. Nous sommes au milieu d’une forêt de mâts : voiliers, vapeurs, croiseurs canonnière vont et viennent sans cesse autour de nous. Nous descendons à la mer dans une baleinière et nous accostons sur l’un des quais. Nous passons la visite devant la mine farouche d’un anglais qui nous considère, mon camarade et moi avec quelque méfiance, nous présentons nos passeports et recevons un ticket de circulation. Nous partons à travers les rues pittoresques de cette curieuse ville. Nous côtoyons de jeunes espagnoles drapées dans leurs vastes mantilles et des hommes coiffés de chapeau plat et gris qui paraît être la coiffure nationale. De grandes affiches en couleurs, placardées aux murs attirent notre attention, Ce sont des courses de taureaux avec le concours du célèbre Fernandez Diaz qui sont annoncées pour dimanche. Quel dommage que nous repartons si vite. A midi la chaloupe nous ramène à bord et nous ne tardons pas à quitter le Détroit. Au large une trentaine de vapeurs marchands prennent la direction de l’Amérique. Un torpilleur nous escortera jusqu’à Casablanca. Maintenant nous sommes dans l’Océan, le bateau roule et tangue comme une simple coquille de noix. Mes camarades qui font leur premier voyage sont étendus dans leurs couchettes, les yeux vitreux et le teint verdâtre. Un prêtre qui voyage avec nous est pitoyable. Je l’ai vu tout à l’heure, la tête dans ses mains, vomissant sur sa soutane Le pauvre homme s’en va en mission à Grand Hassam pour quelques années et paie comme tant d’autres son tribut au mal de mers. Ce matin, j’ai assisté à une impressionnante cérémonie funèbre. Deux tirailleurs atteints de tuberculose sont morts, l’un pendant la nuit précédente, l’autre dans la matinée. J’étais allé les voir hier, à l’infirmerie du bord. Ils ne paraissaient pas souffrir, les yeux grands ouverts ainsi que la bouche d’où s’échappait un sifflement rauque. Malgré la fièvre intense, les corps étaient froids et couverts de sueur. A midi les corps des deux tirailleurs, enveloppés de toiles à sacs, ficelés comme des saucissons, avec une barre de fer dans le dos sont disposés sur une planche, sur le gaillard d’avant. Nous sommes sur la passerelle avec les officiers. Autour des cadavres, un groupe de tirailleurs est au garde à vous. Nous nous découvrons, et le commandant donne l’ordre : « Envoyez… » Les corps grillent, l’un après l’autre, tombent à pic dans les eaux qui déferlent. Un coup de sifflet, un coup de barre, pour que les corps ne soient pas happés par l’hélice est tout est fini. Les tirailleurs, en baillant sont retournés s’étendre au soleil à rire et à jouer… Nous arrivons à Casablanca, la grande ville marocaine qui s’étend toute blanche le long du rivage. Nous attendons des ordres, peut-être pourrons-nous descendre, mais non, un bateau moteur vient d’accoster avec le commissaire du port. Nous repartons tout de suite après la visite. En rade, j’ai reconnu, mon ancien vapeur « Le Draa » celui qui m’a ramené en Europe au mois de janvier. A ce sujet, je note une nouvelle apprise à mon départ de Marseille, le premier vapeur sur lequel j’ai fait mon arrivée au Sénégal « Le Libéria » a été coulé l’année dernière par un sous-marin allemand sur les côtes marocaines, mais l’équipage a été sauvé.

12 juillet

Nous marchons à 10 nœuds, toujours fidèlement accompagnés par notre torpilleur. Nous sommes loin de la Côte, la mer est houleuse et le bateau roule furieusement. Je suis seul sur le pont avec mon camarade P. à regarder passer les vapeurs, seule distraction à bord. 13 juillet Nous n’avons pas dormi cette nuit, secoués de droite et de gauche par le roulis. La mer paraît pourtant calme. Ce mouvement est produit par les vagues de fond, c’est assommant et des plus fatiguant. Seuls les tirailleurs indigènes n’ont pas l’air d’en souffrir, couchés dans la cale ou sur le pont.

14 juillet, Fête nationale française

Nous avons déjeuné au champagne offert par le commandant du vapeur et les officiers des tirailleurs, nous seront cet après-midi à la hauteur des Iles Canaries. Dans quatre jours à Dakar.

15

Nous naviguons très près des Côtes, celles-ci tout à fait désertes sont les confins du Sahara, et s’étendent ainsi d’Agadir à Saint-Louis du Sénégal. Nous longeons maintenant Rio de oro qui appartient à l’Espagne. Ce soir nous arriverons à la hauteur du Port Etienne, pays désertique et sauvage où il ne ferait pas bon aborder en cas de naufrage ; les indigènes de ces régions non pacifiées nous sont paraît-il tous hostiles.

16 juillet

Aujourd’hui le vent a fraîchi, la cause en est due aux prochaines tornades que nous aurons à subir, car la saison des pluies n’est pas terminée. Quelques marsouins suivent le bateau et leurs sauts formidables hors de l’eau nous amusent énormément. Toujours la côte aride en vue et le soleil torride nous la présente complètement blanche. Cette nuit nous serons en vue du Sénégal et nous allons longer le célèbre banc d’Arquin où a eu lieu le 3 juin 1816 le naufrage de la Méduse.

17 juillet

Nous avons perdu la côte de vue. Nous sommes seuls dans l’immensité. Un banc de poissons volants passe près de nous.

18 juillet

Ce matin, à l’aube nous sommes en vue de Dakar, en face de l’Ile de Goré. Le port est défendu par un filet sous-marin qui est très bien construit. Les vapeurs de n’importe quel tonnage peuvent y aborder à quai.

19 juillet

Du 18 au 29 juillet, onze jours d’escale à Dakar. C’est la saison des pluies, une chaleur lourde et étouffante nous accable. Le navire charge à nouveau pour le sud et c’est pourquoi nous restons si longtemps à terre. Nous en avons profité pour visiter la ville. La végétation n’y est pas abondante, c’est la vraie brousse, rabougrie où la seule culture, celle de l’arachide se trouve dans son terrain favori.
Les bâtiments principaux ayant quelque caractère sont : Le Gouvernement général de l’A.O.F. ceux de la Marine, l’Hôtel de ville et les casernes, car Dakar est une ville de Garnison admirablement organisée.
Avec une chaloupe, nous sommes allés en excursion sur une île située à quatre kilomètres de Dakar où se trouve la ville de Gorée. C’et le point de défense, par excellence de Dakar ; elle est construite sur un rocher et est l’une des plus anciennes localités de la Côte africaine.
La population indigène de Dakar est très dense et aussi très sale et l’administration pour ce fait la éloignée quelque peu des habitations européennes. La vie y est très chère et il n’y a guère que le poisson qui, grâce à son abondance, ne coûte presque rien.

29 juillet

Nous partons à onze heures aussitôt après le déjeuner et nous prenons immédiatement le large. Vers quatre heures, nous passons à la hauteur de la Sénégambie où nous distinguons le principal port Bathurst, colonie anglaise, très prospère ; plus loin, c’est l’estuaire de Casamance qui se dessine. Nous assistons à un superbe coucher de soleil.

30 juillet

Nous marchons aujourd’hui très au large. Le soleil est couvert d’épais nuages noirs, la mer est vilaine et sombre, le bateau tangue de nouveau, ce qui me donne un malaise indescriptible, sans être malade, mais ce mouvement lent et continu de la proue à la poupe ne m’enchante pas.
Je suis au salon avec mon camarade, le curé erre comme une âme en peine, ne sachant où se mettre pour chasser ce mal imaginaire qu’il ne peut surmonter.
Je me réjouis d’être à demain où nous arriverons à Konakry en Guinée française. Nous sommes maintenant au large de Rio Nunez.

Mercredi 31 juillet

Quel beau coup d’œil ce matin à mon réveil. Nous sommes à un mille des Iles de Los, véritable décor de féerie ; de superbes forêts de palmiers, baobabs, bananiers, bambous géants, c’est la véritable Afrique, celle de mes rêves, dans toute sa beauté. Les côtes Marocaines, la Mauritanie, le Sénégal, brousse rôtie au milieu du désert sablonneux, misère devant cette richesse de végétation équatoriale, Konakry, sur le continent, derrière les îles de Los, à l’extrémité d’un cap se distingue déjà au milieu d’une végétation luxuriante. Notre vapeur obligé d’ancrer au large, à cause de la marée et c’est en chaloupe que nous gagnons la rive et le quai. Nous parcourons la ville en tous sens, elle est très étendue et sillonnée d’avenues ombragées par des manguiers dont les fruits délicieux nous tentent, des cocotiers, bananiers et des massifs de bambous. Les indigènes de couleur moins sombre que les Sénégalais sont de race Oussou, plus disciplinés et plus laborieux, somme aussi plus faciles et moins arrogants que leurs frères du Sénégal.
En ville, les Européens voyagent dans de confortables petites voiturettes aux roues caoutchoutées appelées pousse-pousse, tirées par des trotteurs nègres, les chevaux ne vivant pas dans cette région infestée par la mouche tsé-tsé. Sur le marché nous trouvons une quantité de fruits : ananas, mangues, bananes, goyaves, noix de coco, papayes et beaucoup d’autres, des légumes du pays : le manioc, dont on fait le tapioca, des aubergines, du piment et des quantités de poissons frais ou fumés.
Konakry est la capitale de la Guinée française siège du gouvernement, des administrateurs et des principaux commerçants. Mais l’heure du départ approche et à six heures par une épouvantable tornade nous quittons le port à destination de Monrovia, capitale de la république nègre de Libéria.