15 mai 1919

Samedi dernier je me suis offert une petite partie avec Monsieur C. un nouvel agent de a maison. Nous avons combiné d’aller manger un Catalou à Ouidah chez notre camarade de factorie établi à cet endroit, ma bonne Louisa en était aussi, car elle seule est capable de nous apprêter royalement ce plat de gourmet composé de Gombo, huile de palmes, poissons secs, crevettes fumées, et se mange avec des boules d’acassa (farine de maïs bouillie). Donc, samedi à quatre heures nous prenons le train, un express, dans le genre du B.A.M (Bière-Apples-Morges). Nous pouvons, à loisir, admirer le paysage qui n’a rien de comparable avec les sites désolés du Sénégal. Ici, la végétation est admirable, nous traversons des forêts sauvages, des champs de manioc, de maïs et partout des arbres aux branches fantastiques bizarrement tordues comme les bras de gigantesques pieuvres, menaçant le ciel de leurs tentacules rugueuses. Des baobabs énormes, des fromagers, des palmiers géants, une quantité de bananiers et, semés un peu partout des petits villages indigènes. A huit heures, nous arrivons à Ouidah qui est l’un des plus importants villages du Dahomey. Toutes les cases sont entièrement construites en terre de barec, un peu ferrugineuse, rouge, qui donne à ces constructions un aspect très particulier et reposant.
Au milieu de la grande place, entourée de superbes boobabs, au feuillage majestueux se dresse, imposante, dans son style étrange, la cathédrale. Elle paraît au milieu de cette végétation quasi sauvage. Comme le symbole de la civilisation.
A quelques cent mètres de là se trouve le temple des serpents Fétiches, petite case en terre rouge, couverte de chaume et entourée d’un mur et de quelques arbustes. Là une vingtaine de boas, d’assez grande taille circulent en liberté jusque dans le village sous la protection des indigènes et même des européens.
Nous avons passé la journée en promenades et en visites aux Européens de l’escale, vers le soir, comme nous étions installés autour d’une table copieusement garnie de mets et de fruits du pays, une formidable tornade s’est abattue sur la région. Ce fût une pluie diluvienne agrémentée des éclats assourdissants du tonnerre, un vrai cyclone. Les rues n’étaient plus qu’un long ruisseau où les nègres surpris par la tornade, courraient éperdument. Le lendemain nous reprenions le train pour Cotonou.
Hier, je suis allé faire une grande partie de chasse, accompagné de notre agent principal et de mes deux collègues. Nous avons poussé jusqu’à Avansouri, à trois heures de pirogues de Cotonou. Partis à quatre heures du matin nous sommes arrivés à Sobgo à sept heures et demie et de là, nous avons fait le reste du trajet à pieds, jusqu’à Avansouri, où nous avons été reçus par un traitant indigène, de nos clients. Après le casse-croûte traditionnel accompagnés d’indigènes nous sommes partis en tirailleurs, avec l’intention de ramener une biche. A midi, nous rentrions bredouille à la case du traitant qui tenant cependant à nous voir repartir contents et nous attendait avec tout un cérémonial spécial : grand déjeuner, tam-tam, danses fétiches, photos et chasse aux caïmans. Nous sommes rentrés en pirogues, exténués et mourants de faim. Malgré cela, la journée fût des plus intéressantes.

5 septembre 1920

J’ai quitté Cotonou. Après une soirée d’adieux mémorables je m’embarquai avec ma chienne Diana, à bord du « Fadji » pour Porto-Novo, que je ne connaissais pas encore. Partis à onze heures nous sommes arrivés à deux heures l’après-midi. Notre maison, très spacieuse, bâtie au bord de la lagune est bien la plus belle des habitations européennes du Dahomey. Elle a deux étages et une vaste cour, où toute la journée c’est un va-et-vient continuel de traitants, de vendeuses d’huiles de palme et d’amandes. La salle à manger, très vaste, bien aérée, comme du reste toutes les chambres du deuxième étage, avec la véranda circulaire, ses chambres de bains et cabinets de toilette pour chaque appartement. Les routes sont magnifiques, bien entretenues et le paysage est vraiment féerique, surtout le soir, nous pouvons admirer des couchers de soleil uniques au monde. A cette saison la végétation est dans toute sa splendeur.
Dimanche dernier, partis à six heures du matin, nous sommes allés faire un pique-nique au bord de l’Ouémé, De loin nous avons assisté aux ébats des hippopotames, des bandes de singes ne se gênaient pas pour venir folâtrer tout près de nous. Nous avons regretté de ne pas avoir d’armes car nous aurions fait une fameuse chasse.
Le village indigène de Porto-Novo est des plus curieux. Les maisons construites grossièrement en terre de barre, sont couvertes de chaume ou même de tôle. Placées côte à côte, elles forment de longues rues tortueuses pour aboutir aux rues simili européennes et mêmes européennes avec lesquelles elles font un curieux contraste. Les maisons des commerçants indigènes, ou de traitants enrichis, d’un style bien nègre sont construites en briques et en pierre et chamarrées d’ornements bizarres, sculptés dans le bois ou dans la pierre et peintes en rouge vif, bleu ou vert, d’un goût plutôt douteux.
Nous irons, l’un de ces soirs, faire une visite au Roi de la Nuit, et au Roi des Fétiches qui sont encore des personnages de haute importance, parmi la population noire et même parmi les blancs. Je suis à Porto-Novo pour une huitaine de jours et je me prépare à ouvrir la gérance d’Abomey, où je serai, vers la fin du moins.
Je vais donc m’installer dans l’ancienne capitale du Négus Béhanzin , dont le fils « Adrien » occupe actuellement le trône royal. Je connais ce dernier personnellement et je me promets d’aller le voir. Le palais est, paraît-il, des plus curieux, comme du reste, toute cette partie du pays. C’est la région spéciale des féticheurs et des amazones, ces terribles guerrières, qui donnèrent tant de fil à retordre aux occupants français lors de la conquête du Dahomey.
Les palais du fameux Négus existent encore, mais à l’état de ruine. Les murs immenses, encore debout gardent les derniers vestiges de l’opulence du roi déchu qui fût aussi très redoutable. L’intérieur du palais est encore gardé par les dernières amazones, fidèles à la dynastie. J’en ai vu une qui m’a particulièrement frappé par sa taille de géante, son visage ridé ressemblait à l’un de ces masques japonais taillé dans le bois, une vraie tête de monstre cruel où l’on voit le mépris de l’homme blanc, et pourtant elles le craignent. Cette femme portait le costume des chefs féticheuses et montait la garde devant le trône vide de Béhanzin, trône étrange, tout en bois, richement sculpté et supporté par des crânes humains, rongés par les termites et autres vermines.
Il y a un peu partout à Abomey et dans la région ; des descendants du Roi Béhanzin. En tant que Princes ou Princesses royales, ils ne peuvent se résoudre à travailler et on les rencontre mendiants volontiers. Ils ne peuvent accepter un maître, mais on en voit cependant qui sont commerçants ou même employés, tel Adrien Behanzin, qui tout Prince royal qu’il est, vient souvent me voir et traiter avec moi, à Bohicon ou à Abomey. Il m’y offert sa photographie avec sa signature « Prince Adrien Behanzin » et ma foi je l’ai acceptée pour lui faire plaisir. Il ne faut pas être trop fier avec les Princes…
La majorité de la population indigène se voue au culte des fétiches, chaque groupe a son chef : fétiche du tonnerre, de la pluie, du soleil, du serpent. Leurs danses et leurs fréquentes processions sont très curieuses, les danseurs et danseuses sont souvent de première force et de vrais acrobates. Vêtus d’une courte robe ou jupon, comme le tutu, des danseuses de l’Opéra, le torse nu, garni de colliers de coquillages et de perles, les jambes nues ornées de verroteries, sur la tête un diadème de plumes rouges et de queues de panthères retombant dans le dos, et ces magnifiques corps musclés sont semblables à des statues de bronze. Les femmes féticheuses sont toutes d’un certain âge et ne sont guères belles. Elles dansent aussi, mais quand elles agitent leur opulente poitrine, l’effet en est plutôt grotesque et désastreux.

Janvier 1921

Nous voici déjà au milieu de janvier et mon retour approche, ce n’est plus qu’une question de deux ou trois mois, et je puis compter les jours qui me rapprochent de la terre natale.
J’ai hâte du retour, mon caractère devient irritable, hargneux même. Pour un rien je me fâche et mon boy « Amoussou » attrape souvent des coups de cravache qu’il ne mérite guère. Ma pauvre Diane doit se demander parfois quelle mouche me pique. Je suis allé voir le Docteur Auger, qui était de passage à Bohicon. Il m’a déclaré simplement que j’étais fatigué et m’a ordonné la quinine et d’éviter le soleil. Nous sommes en ce moment en plaine saison sèche et je m’en rends compte : de 30 à 35 degrés à l’ombre et 45 degrés au soleil … et encore au soleil ça m’est égal, car je ne sors jamais pendant les fortes chaleurs ; par contre, dans les habitations dès cinq heures du soir jusqu’à dix heures, c’est une vraie fournaise. Je suis alors obligé d’installer ma chaise longue et ma table sur la citerne dans ma cour, pour avoir un peu de fraîcheur.
Par cette chaleur torride, les serpents pullulent de toutes parts ; boas, pythons, cracheurs, se montrent et se faufilent un peu partout. Le serpent noir ou serpent cracheur, très venimeux, est répandu dans la région ; il n’est pas de jour où l’un de nos manœuvres ou gardiens n’en tuent dans la cour. Avec Diane, je ne risque pas grand-chose, car sitôt qu’elle aperçoit un reptile, elle vient se réfugier contre moi en tremblant de tous ses membres et elle aboie. Je sais alors tout de suite, que le serpent n’est pas loin. L’autre jour, il m’est arrivé une aventure pas drôle du tout, mon boy venait de m’apporter le panier de linge sale destiné au blanchisseur et je m’apprêtais à inscrire les diverses pièces sur mon carnet. Au moment où le boy tourne le tas de linge, à mes pieds, un gros python qui s’était glissé dans le panier, file entre mes jambes et va se réfugier sous le buffet. C’était heureusement un serpent fétiche, pas dangereux du tout, mais qui m’a procuré, tout de même, un fameux frisson. Le boy s’est emparé de l’affreuse bête et est allé la déposer dans la cour. Je n’aime guère ces visiteurs là.
La date de mon embarquement sur le Jacques Fraissinet arrive à grands pas, bientôt, je serai à Dakar, puis à Marseille, puis la Suisse.
Enfin, tout s’annonce pour le mieux et je trépigne sur place dans la joie de ce voyage de retour. J’en oublie mon personnel qui flâne ou dort dans la cour. Je vais en toute hâte leur secouer les puces.

Ton fils impatient.