6 juillet 1917

Me voilà installé dans ma nouvelle résidence de Kolda. Je m’embarquai, le 23 juin, avec armes et bagages à bord de notre moteur, un dernier salut aux camarades et nous partions majestueusement, suivant le cours zigzagant de la Casanmance, nous arrivions à Marsassoun, à huit heures du soir. En traversant un marigot assez étroit nous avons vu une famille d’hippopotames qui s’ébattaient dans l’eau ; le père, la mère et deux petits qui nous regardaient passer, leur large gueule armée de défenses grande ouverte telles des vaches qui regarderaient un train. Ces parages sont très fréquentés par les animaux, surtout le « marigot maudit » ainsi appelé par les indigènes, qui n’y passent jamais. Après une rapide inspection de la factories nous avons mangé en plain air, au bord de la rivière, à l’ombre des palmiers. Le cuisinier nous avait préparé un bon dîner, auquel nous avons fait honneur. Comme nous ne partions qu’à l’aube, le lendemain, les boys ont installé nos lits de camp, surmontés de moustiquaires en tulle, et durant notre sommeil, les noirs montaient la garde, devant le feu qui servait à éloigner les caïmans ou autres bestioles. Au petit jour nous étions réveillés par des Marabouts rassemblés, face au soleil Levant, qui poussaient des exclamations en faveur d’Allah ! C’était l’heure de se lever, profitant de la fraîcheur matinale, nous reprenions le cours de la rivière, vers la fin de l’après-midi nous faisions halte à Inor, où nous devions déposer Monsieur N. invité par le commandant à dîner, et à passer la nuit. Nous sommes descendus jusqu’à son domaine. De nombreux boys étaient aux petits soins pour nous et après l’apéritif nous partions faire une promenade à cheval. J’avais un petit poney croisé arabe, très joli, avec son manteau gris argent, une mignonne tête, aux oreilles frémissantes et un air bonasse, dont j’aurais dû me méfier. Nous galopions depuis un quart d’heure, sur le sable, quand mon gaillard, pris d’une envie de faire la chèvre, se cabre, fait un tourniquet, se lance au galop, mais son élan est arrêté par une termitière qui le fait s’étaler, naturellement moi, suivant la trajectoire dans un superbe vol plané, je vois m’étendre de tout mon long sur le tapis de sable, mes deux camarades riaient, sur leur monture et je n’ai tardé à suivre leur exemple, heureux de m’en être tiré à si bon compte. J’ai enfourché ma monture et nous sommes partis ventre à terre, à la maison, où nous attendait un plantureux repas. Il était dit que la journée ne se terminerait pas sans incidents, une aventure, non moins comique que la première devait nous arriver vers le soir. Nous étions en train de boire notre café, en fumant une cigarette quand le brigadier des gardes, un noir, arrive nous dire que la hyène « avait bouffé moutons » nous l’avions affectivement entendue qui ricanait aux abords du parc. Monsieur N. nous donne à chacun un fusil et nous voilà partis, par un beau clair de lune, au fond du parc à la lisière de la forêt, chacun de son côté, pour attendre la bête. J’avais un frisson dans le dos, mon ombre démesurée dansait à côté de moi et la lune avait l’air de se payer ma tête. Je me suis installé à l’affût derrière un fromager abattu, attendant les évènements, un silence lugubre planait autour de moi, j’allais quitter ma place, lorsqu’un coup de feu part à cent mètres suivit d’un hurlement interminable, la bête blessée, surprise à dépecer sa proie, s’enfuyait dans la forêt, trop épaisse et dangereuse à cause des serpents, nous avons préféré rentrer. Monsieur M. qui avait blessé le fauve était furieux de ne pas l’avoir tué ; toute la nuit nous l’avons entendu hurler à la mort ; parfois dans mon sommeil angoissé, je l’entendais si près et je croyais voir ses yeux phosphorescents à travers la moustiquaire. J’étais content le matin, de voir poindre les premiers rayons du jour, mes camarades avaient entendu aussi tard dans la nuit l’agonie de la hyène. Les gardes l’ont trouvé plus tard dans un fourré à demi rongée par les magnans et les corbeaux. Quelques minutes plus tard nous quittions Inor pour arriver à Diaroumey à neuf heures. Le lendemain nous partions à bicyclettes pour Sédhiou à travers les sentiers battus, nous avions à peine fait une dizaine de kilomètres que la chambre à air de mon vélo, surchauffée par le soleil et le sable, crève et nous n’avions rien pour le réparer. Nous sommes allés jusqu’au village suivant et le chef nous a offert deux chevaux et deux boys pour conduire les bicyclettes ; nous voilà repartis au pas, nous avions perdu une heure, et par malheur le noir qui nous servait de guide s’est trompé de chemin, il fallu revenir sur nos pas, le soleil avait disparu depuis longtemps et la nuit lentement s’approchait, nous avions encore une vingtaine de kilomètres à parcourir. Dans la forêt où il faisait noir, les chevaux à chaque instant battaient, ou s’arrêtaient tremblants, les oreilles dressées, au moindre bruissement de feuilles, sentant un danger quelconque. De temps en temps une biche s’enfuyait, et les singes sautaient de branche et branche presque sur nos têtes. Je m’habituait petit à petit à toutes ces choses, mais j’avais toujours la crainte de voir surgir une panthère affamée ou un lion égaré, mon compagnon de route et mon guide se riaient de moi, à juste raison. Enfin au bout de quelques heures, nous arrivions à Sédhiou, il était près de dix heures et nous avions mis six heures pour couvrir les quarante kilomètres. Pendant que nous prenions notre repas en compagnie de l’administrateur qui venait nous souhaiter la bienvenue, celui-ci nous apprenait qu’une bande de deux cents indigènes, commandés par un grand Marabout fanatique, venant de Gambie, poussé par je ne sais quelle folie religieuse, avaient attaqué le poste de douane de Séléty, incendié la maison, tué les gardes indigènes et coupé la tête du chef de poste. Ils ont porté la tête qu’ils ont abandonné ensuite à Diouloulou après avoir pillé le village et les maisons de commerce, en particulier notre factorie, ils continuaient leur chemin vers le Sud, dans notre direction. Nous n’étions pas rassuré du tout, jusqu’à aujourd’hui où un télégramme de Ziguincher nous annonce que les compagnies de tirailleurs sénégalais les a arrêtés et conduits en Gambie où ils ont été exécutés par les autorités angolaises, à notre grande satisfaction. Le lendemain soir à dix heures, par un beau clair de lune, qui ne devait pas durer, nous embarquions en direction de Kolda, mon nouveau domicile pour l’hivernage. La nuit était magnifique par un beau ciel étoilé, la lune se reflétait dans l’eau, ce qui donnait à ce spectacle quelque chose de mystérieux et poétique à la fois. Nous avons installé les lits de camp, côte à côté sur le canot, bercé par la brise et les trépidations du moteur nous ne devions pas tarder à nous assoupir. Mon camarade était inquiet, en me désignant à l’horizon une grande ligne noire, se découpant nette sur le ciel éclairé par la lune, le nuage d’encre se rapprochait avec une rapidité effrayante, déjà le vent soufflait, ces vents chauds précédant la pluie. La rivière devenue noire, elle aussi, s’agitait, notre moteur roulait et tanguait comme une coquille de noix dans une cuvette, L’orage grondait maintenant avec fureur, des éclairs fantastiques embrasaient tout le ciel. Le spectacle si calme un instant auparavant, était effrayant et lugubre. Au risque de partir à la dérive, dans les palétuviers, entraînés par la violence du vent, nous avons mouillés au large, la rivière était peu profonde. Après avoir baissé les rideaux caoutchoutés du moteur, nous nous trouvions comme dans une maison flottante ou dans une arche de Noé. La pluie tombait par rafales ; une fois l’orage passé, nous nous sommes endormis. A l’aube le bateau reprenait sa marche, à neuf heures nous arrivons à Diannah, inspections de la factorie, déjeuner et départ pour Kolda. Ce dernier parcours devait durer environ douze heures. Ce fut un enchantement. Je me croyais au cinéma, devant mes yeux défilait le panorama d’une féerie. Depuis Diannah, la Casamance devient de plus en plus étroite, arrivé à Kartiack, qui se trouve à la frontière du Fouladou dont Kolda est le chef-lieu, la rivière n’a guère plus de quatre mètres de large, nous nous trouvions sous un arc de triomphe de feuillage ; des lianes, des palmiers, des baobabs, nous offrent gracieusement l’ombre de leurs branches fraîches et vertes. L’eau de la rivière devient plus douce, le moteur se fraye un chemin parmi les nénuphars, les champs de lotus qui jonchent la rivière, les fleurs à notre passage inclinent leurs têtes blanches et disparaissent dans l’eau. Les caïmans sont nombreux à cet endroit, nous les voyons paresseusement étendus sur la berge, énormes et grotesques dans leur peau rugueuse et gluante, ou fuyant devant le moteur en fouettant l’eau de leur queue puissante. Maintenant il fait nuit, la marche est sans cesse ralentie par les herbes et les fleurs qui s’enroulent autour de l’hélice. Enfin nous arrivons devant Kolda, les maisons européennes sont au bord de l’eau et le village indigène plus en arrière. Nous accostons à un petit warf de bambous et de tronc d’arbres, c’est le débarcadère de la compagnie, joli dans sa rusticité, sur la rive le collègue que je viens remplacer, Monsieur N. ainsi qu’une centaine de noirs viennent me souhaiter la bienvenue. Dans le cercle de Fouladou, les habitants sont les Foulahs, une des plus jolies races de la Casamance, au teint légèrement café au lait, presque aussi clair, mais plus bronzés que les mulâtres. Les femmes sont fines, il y en a de très belles, leurs tresses garnies de louis d’or ou de monnaies anglaises et portugaises, drapées dans leur pagne aux couleurs vives, coiffées de mouchoirs multicolores, des colliers d’ambre et de verroterie autour du cou, elles rappellent un peu le type de la gitane espagnole ou de la bohémienne. Les hommes sont beaux et forts, superbement musclés quand on les voit passer de loin, monté sur leurs petits chevaux à longues crinières, vêtus de longs péplums blancs flottant au vent, semblables à de grands oiseaux frôlant la terre. Les chevaux sont de très petite taille, du genre des demis sangs arabes fins et gracieux, le trot est rapide et court et le galop allongé, les indigènes montent presque toujours à l’amble, ce qui est très fatiguant pour nous qui n’en avons pas l’habitude. J’ai maintenant pris possession de la factorie qui m’est confiée et je me suis installé dans mes appartements. Une fois la journée terminée, à cinq heures nous allons faire une promenade à cheval ou à la chasse. Jeudi dernier des indigènes nous annoncent qu’un énorme caïman stationnait dans la rivière aux abords de nos factories et qu’une chèvre avait été dévorée. Nous avons fait faire un énorme hameçon à trois griffes long de trente centimètres amorcé à un câble d’acier fixé à une caisse vide surmontée d’un fanion blanc, une cuisse de chien crevé comme appât à l’hameçon, et le tout posé sur la berge. Le lendemain, tout avait disparu, mais la caisse ne devait pas être loin : avec deux pirogues, quelques rabatteurs, nous nous sommes mis à la recherche de notre trop gourmand voisin. Nous ne devions pas aller bien loin, à quelques mètres de notre warf on voyait flotter le petit drapeau blanc sur la caisse, entraînée par saccades furieuses par la bête enragée, un coup de harpon lancé adroitement et le monstre était vaincu. Au moment où nous allions l’amarrer à notre pirogue, un formidable coup de queue, balance un des noirs au fond de l’embarcation, la secousse était si forte que nous sommes tous tombés au risque de chavirer, un coup de révolver dans l’œil de la bête et la farce était jouée, nous l’avons tirée sur la berge et nous avons assisté à un déballage des plus fantastiques : bracelets, bagues de pieds, gris-gris, colliers de fer, ceintures d’enfants, tessons de bouteilles, cornes de biches et de chèvres, sabots et ossements humains que le monstre n’avait pu digérer. Il mesurait deux mètres huitante dont septante centimètres de gueule aux dents acérées, il est de la race de ceux que les nègres appellent « Bambos » ou mangeurs d’hommes. La faune de Kolda est plus variée que dans la basse Casamance, le lion, par exemple n’est pas rare, mais la race de la région est pourvue de crinière, nous les entendons fréquemment pendant la nuits, quand ils viennent boire à la rivière à cent mètres de nos ranchs. Des rugissements formidables se font entendre dans le calme de la nuit. Dimanche avec Monsieur N. nous avons l’intention d’aller à cheval dans un endroit à quelques kilomètres de Kolda où il y a un repaire de lion, malgré leur taille et leur renommée, ce ne sont pas les bêtes les plus à craindre ; le scorpion, dont la taille est de trois ou quatre centimètres de couleur gris de fer, pullulent et leurs morsures venimeuses ne pardonnent pas ; le serpent noir, vingt centimètres et le trigonocéphale qui atteint un mètre cinquante. Dernièrement ma petite biche, venait mourir à mes pieds, mordue au cou, par un de ces reptiles et le chien de mon camarade agonise à l’heure même dans des souffrances terribles. Le garde de ma concession en a tué huit dans les fourrés clôturant la maison, aussi ai-je pris mes précautions, je ne sors jamais que bottés ou guêtrés et la cage de ma moustiquaire toujours fermée. Notre grand ennemi est aussi le minuscule moustique, propagateur de la fièvre qui est en pleine activité durant la saison des pluies. Rien de plus énervant pendant votre sommeil, déjà difficile par la chaleur étouffante, d’entendre cette musique et de se gratter toute la nuit. Il y a aussi les magnans que nous voyons en colonnes serrées et interminables, traverser les sentiers toujours en guerre, quand ils envahissent une maison, le propriétaire n’a plus qu’à déloger, en attendant, que ces hôtes daignent la quitter. Je n’ai pas eu à m’en plaindre jusqu’à maintenant, à part une piqûre au mollet, je l’ai sentie comme une brûlure au fer rouge. L’hivernage sur la côte d’Afrique ressemble au printemps en Europe, l’abondance des pluies en plus. Tout est en pleine maturité, le mil, le maïs sont prêts à être récoltés, le riz, les arachides, les palmistes dans un mois environ. Alors la traite commence, avec la bonne saison, dans les champs tout est vert, les forêts sont impraticables, par les lianes et les grandes herbes. La chasse devient difficile, l’herbe atteint dans la brousse deux mètres environ, cachant d’innombrables serpents, iguanes et autres reptiles non moins rassurants. De ce fait nous ne sortons plus qu’à cheval, pour chasser le perdreau, quand le temps nous le permet. Dimanche, nous galopions N. et moi, le ciel était bleu, immédiatement comme par un coup de baguette de fée, le ciel a changé de couleur, l’atmosphère devint lourde, nos chevaux se cabraient et frémissaient, et la pluie s’est mise à tomber une de ces pluies à couper au couteau, inonde la plaine, le tonnerre, en une seconde nous étions ruisselants, heureusement nous n’étions pas loin de la maison et dix minutes plus tard, nous arrivions, trempés, à tordre comme un linge et à mettre sécher sur une corde, après une friction à l’eau de cologne et un bon repas nous étions remis de notre bain forcé.