Février 1917

Nous voici arrivés au moment des récoltes : arachides, palmistes, riz, mil, caoutchouc. Nos chalands et goélettes font la navette, des factories au comptoir de Zinguinchor, chargées de marchandises et reviennent d’Europe avec d’autres produits qui seront vendus aux indigènes. Depuis quelques temps aussi, nous assistons à un spectacle grandiose : la brousse en feu à perte de vue, chaque année après la récolte, les noirs brûlent les grandes herbes qui atteignent jusqu’à deux mètres de hauteur et qui sont le repaire de tous les reptiles nuisibles et dangereux qui pullulent à cette saison. Le plupart d’entre eux restent dans les flammes, ou s’enfuient ; nous étions resté un soir, pour voir les ravages de l’incendie qui se propageait au loin, une légère brise activait ce brasier immense, les herbes, les roseaux, les arbres se tordaient dans les derniers spasmes de l’agonie, spectacle effrayant et grandiose : au loin dans la forêt, préservée du fléau, le hurlement des bêtes, le ricanement de la hyène donnaient à ce spectacle l’illusion d’un enfer terrestre. Tout autour de nous, fuyant le feu : des rats, des serpents, des iguanes, des salamandres, des chats-tigres, des biches, des chiens des palétuviers, pêle-mêle, dans un affolement général se précipitaient dans la rivière pour échapper au danger. Nous nous trouvions à l’abri, confortablement installés dans le canot moteur de la compagnie, avec lequel nous faisons souvent de belles promenades, en chassant l’oie de Gambie, l’otarie ou l’aigrette. Un soir de la semaine dernière, nous étions en train de jardiner, car nous avons un superbe jardin potager, très riche en légumes, quand soudain une jeune fille des missions, arrivait tout essoufflée, en nous suppliant de venir tuer un serpent, enfermé dans le poulailler. Armés de nos fusils, nous nous sommes rendus sur les lieux qu’occupait le monstre. Un python de quatre mètres de long et de quinze centimètres de diamètre, dans une béatitude profonde digérait les poules qu’il venait d’avaler. Malgré le grillage qui nous séparait de lui, nous n’étions pas des plus courageux, ce grand collier enroulé, gris tacheté de noir, cette gueule baveuse, ne nous inspirait pas confiance. Les sœurs, derrière nous, priaient en égrenant leur chapelet, ce n’était pas le moment d’avoir peur. Bref, tous trois, nous avons déchargé sur l’ignoble bête une grêle de chevrotines à trois mètres de distance : il ne resta plus qu’un amas de viande informe qui remuait encore ; deux poules et un canard qui trouvaient agrippés au grillage et se croyant sauvés, ont pris leur part de plomb qui ne leur étaient pourtant pas destinée. Nous rencontrons dans la région quelques chats-tigres, ils atteignent environ 80 cm de long sur 50 de haut. J’en avais acheté un, dix sous à Diola, un petit, très joli, mais il mangeait tout ce qu’il trouvait dans ma chambre, jusqu’à mes chaussettes et mes pantoufles et pour avoir la paix je l’ai mis à la porte. J’ai élevé une jeune biche, que nous avions ramenée blessée d’une partie de chasse, elle est maintenant apprivoisée et me suit volontiers, dans mes promenades ; la nuit je la garde avec moi sous ma moustiquaire, et pour qu’elle ne fasse pas de bruit avec ses sabots, je lui ai confectionné des chaussons qui lui vont admirablement bien.

Avril 1917

Je viens de rentrer d’une tournée dans nos factories, gérées par les noirs, trois semaines dans la brousse, à cheval ou en canot pour acheter diverses marchandises. Nous étions partis un de mes camarades et moi avec plusieurs noirs, nous marchions en une longue file devant nos porteurs de vivres et lits de camp, nous avions vraiment grand air, bien en selle, le fusil en bandoulière, et le poing sur le côté. Dans chaque village, surtout dans le Fogny, le chef de tribu, nous faisait apporter des poulets, des œufs, du gibier, du vin de palmes, des fruits et même, ce qui m’a le plus surpris, une de ses femmes, la plus jolie, qu’il nous offrait gracieusement comme était le plat favori des toubabs, il était tout à fait désolé, à notre départ, de voir que nous n’acceptions pas son dernier cadeau. Après avoir remis les chevaux aux boys, en attendant le moteur qui devait nous reconduire à Zinguinchor, nous avons profité de chasser un peu, dans ces parages après des marigots le gibier à plumes voir même à poils abonde. Nous avons descendu un marabout qui malheureusement est tombé dans les palétuviers qui émergent au bord de la rivière, impossible de le dénicher. Derrière nous, sur les arbres, une bande de singes, attirés par les coups de feu, nous bombardaient, avec des fruits de Baobabs, sur lesquels ils sautaient d’un arbre à l’autre. J’allais envoyer une décharge de petits plombs dans le tas, quand un des noirs qui était avec nous, me dit, avec son parler « petit nègre » « y a pas bon, toubab, tirer bollos, toi y avoir tous bouffer toi, y a pas pouvoir foutre le camp ». En effet si j’avais tiré et blessé un singe, nous les avions tous à nos trousses. Peu après le canot de la compagnie, arrivait pour nous reconduire chez nous, durant le voyage, nous avons eu un coucher de soleil splendide, nous étions fatigués de cette journée assez mouvementée et le bercement du moteur avec la fraîcheur de la nuit n’ont pas tardé à nous plonger dans un sommeil mêlé de rêves roses.

Juin 1917

Nous voilà au commencement de l’hivernage, depuis plusieurs jours, la chaleur devient étouffante, comme si un gros orage allait se déchaîner, mais rien pas même une bienfaisante ondée. Ce n’est qu’avant-hier, après une journée des plus pénibles, que la pluie est tombée. Le voile du ciel s’est déchiré, il est tombé une avalanche d’eau, durant trente minutes puis instantanément, comme au théâtre, changement de décor, le ciel qui était noir comme l’encre devient bleu, rose, violet puis rouge sang pour encadrer le soleil qui va disparaître, après s’être montré quelques minutes et tout se termine dans une apothéose magnifique et grandiose. J’ai préparé tous ces jours, quelques toiles, destinées à représenter quelques phases du soleil couchant, pendant l’hivernage, c’est ce qui m’impressionne le plus en Afrique, ces transformations subites, cette gamme de couleurs chaudes, ce mélange infernal que je n’ai vu nulle part ailleurs. C’est aujourd’hui dimanche, je suis rentré tout à l’heure d’une longue randonnée à bicyclette dans la brousse par les sentiers battus par les noirs. J’étais avec un camarade, nos membres étaient engourdis par l’inaction et la chaleur pesante des jours passés, donc ce matin de bonne heure, nous avons sautés sur nos machines et la course dans la forêt a commencé, grisés par l’air, avec du salpêtre dans les veines, nous allions comme à la descente du Pillon avant d’arriver à Gsteig. Maintenant le paysage est merveilleux, il a suffit d’une bienfaisante ondée pour reverdir la plaine et la forêt desséchée par huit mois sans une goutte de pluie. Nous avons visité quelques villages Nankagnes, à notre arrivée les enfants, les tout petits, se sauvent en poussant des cris de sauvages !! Tandis que les hommes et les femmes se prosternent devant nous en faisant leurs salamaleks d’usage, plus nous avançons dans la brousse, moins les habitants sont vêtus, un simple bambou creux pour les hommes et une liane pour ces dames suffit à cacher leur sexe. Je remarque, que ici, en Casamance les fleurs font défauts, à part quelques liserons et coquelicots d’un rouge sang et les fleurs cultivées dans nos jardins, je n’en connais pas d’autres, rien de semblable aux primevères, violettes, marguerites qui agrémentent nos pâturages durant toute la saison chaude. Ici, rien que de la verdure, des herbes et des lianes qui obstruent les petits sentiers. Les arbres, par contre, sont superbes, les palmiers ont redressé fièrement leur plumeau de palmes, comme pour narguer la tornade. Je savoure les nuits africaines, endormi par la brise fraîche sans un bruit, si ce n’est l’orage qui gronde au lointain. Nous sommes sur la véranda à l’approche de l’orage et de la tornade ; en une seconde, le ciel était sillonnés d’éclairs qui illuminaient les nues et l’orage semblable à une canonnade éloignée qui se rapproche insensiblement, donnait l’illusion d’une formidable bataille, le tout couronné d’une pluie diluvienne, comme jamais je n’en avais vue. Qu’il fait bon alors respirer, cet air, après la chaleur étouffante précédant l’orage.