25 octobre

Je reprends aujourd’hui mon journal, délaissé ces derniers mois à cause de mon nouveau travail.
Le Côte dahoméenne est des plus intéressantes et je la préfère au Maroc, à l’Algérie, au Sénégal, à la Gambie, à la Mauritanie et à la Côte d’Ivoire, au Libéria ou au Togo où j’ai passé quelques heures d’escale.
Le Dahomey est noté dans les statistiques des annales coloniales comme l’une des plus riches colonies de la Côte d’Afrique, les exportations des produits de ce pays sont considérables. Tous les magasins, dépôts et terrains des maisons de commerce regorgent de sacs d’amandes de palmes et de fûts d’huile de palme qui attendent leur embarquement pour la France. Cotonou est d’un aspect typiquement colonial avec ses innombrables cocotiers, formant de longues et superbes avenues ombragées où il fait si bon, le soir en pousse-pousse, car c’est le seul moyen de locomotion dont nous jouissions ici, et nous en profitons. Les chevaux ne vivent pas dans cette contrée, à cause de la mouche tsé-tsé, mais ils s’acclimatent fort bien à l’intérieur. A la maison, nous avons chacun notre pousse-pousse et un trotteur indigène à notre disposition et nous nous en servons pour la moindre course pendant la journée, quand le soleil rend la marche très pénible. La ville européenne, séparée des villages nègres s’étend au loin, le long de la mer, et cette proximité nous favorise toute l’année d’une brise légère, venant du large, qui rend la température supportable et l’air plus salubre.
Depuis mon arrivée je n’ai pas encore vu ces formidables tornades qui étaient si fréquentes au Sénégal pendant l’hivernage. Il paraît que je ne perds rien pour attendre, car si les tornades sont rares ici, elles n’en sont que plus terribles. Le spectacle doit être magnifique sur la mer démontée, sillonnée d’éclairs interrompus. Au Sénégal, pendant cinq mois les tornades se succèdent et pendant sept autres mois c’est l’affreuse sécheresse. Ici il n’y a pas de saison distincte ; les nuits sont seulement plus fraîches pendant quelques mois depuis février et les pluies et orages plus fréquents.
Cotonou se trouve au bord d’une lagune qui nous relie à Porte-Novo, Grand-Popo et Lagos, d’où les chalands, remorqueurs et moteurs font le service de transport des marchandises et des voyageurs. L’entrée de cette lagune est très dangereuse, sinon infranchissable pour les embarcations de toutes espèces ; même par temps calme, le mouvement perpétuel de la barre, roulant ses lames formidables qui s’écrasent avec fracas sur la berge, entraînant avec elle des masses de sable, rend la passe très dangereuse. Dans les jours de gros temps, je ne manque jamais d’aller sur la place, non loin de l’entrée de la lagune et j’assiste à cette scène impressionnante et grandiose et j’aime voir les vagues gigantesques s’écraser avec un bruit de tonnerre au milieu d’un nuage d’écume. Au loin, la mer d’encre reflétant un ciel de plomb menaçant, donne à ce tableau quelque chose d’extraordinaire et d’effrayant.
Le dimanche après-midi, après la sieste, quand le soleil est moins chaud, nous partons, mes collègues et moi, pêcher à la ligne au bord de la lagune, occupation fructueuse, surtout après la pluie, quand le ciel est couvert. Nous prenons une quantité de petits poissons, des crabes, des crevettes. La chasse est moins appréciée, il faut aller trop loin pour trouver un gibier intéressant. A la Toussaint nous partirons pour quelques jours avec le bateau à moteur chasser le caïman et les grands oiseaux.
A cause de la barre dont je parlais plus haut, les vapeurs ne peuvent pas accoster à quai et mouillent au large. Le service d’embarquement et de débarquement se fait par le Warf, qui est l’un des plus beaux que l’on puisse voir. Il a une longueur de deux cents mètres construit sur une puissante armature de fer, où sont placées à l’extrémité quatre puissantes grues, marchant à la vapeur qui chargent et déchargent les embarcations faisant le service du vapeur du warf. De là, un chemin de fer transporte les marchandises dans les différents dépôts de la douane d’où nous retirons les denrées diverses qui nous sont destinées, après paiement des frais, magasinage, manutention, frets qui représentent parfois des sommes considérables. Les alcools, la parfumerie, le tabac et toutes les denrées coloniales paient des droits énormes.
A part les diverses maisons de commerce françaises ou anglaises, il y a l’hôpital où siège le gouverneur, les maisons de l’Administration, la Mairie, le commissariat de police et la Mission. Les sœurs de la Mission sont de race blanche, elles sont charmantes sous leur cornette et leur costume bleu, quand on les voit défiler dans l’avenue, pour la promenade du soir, précédant la compagnie des jeunes filles indigènes ou mulâtres, vêtues de longs pagnes aux couleurs éclatantes, c’est le plus délicieux coup d’œil dans ce décor de cocotiers dont la mer fait une toile de fond merveilleuse. Plus loin se trouve le bâtiment des pères blancs, des Missions africaines, tous gras, comme de vrais moines qu’ils sont, leur ventre fait relever leur soutane blanche et leur barbe en fleuve s’étale sur leur poitrine et à les voir, de loin, on dirait des Gambrinus d’enseignes de brasseries.
Comme autres bâtiments, il y a encore la poste, puis la salle de tennis, hockey. Cotonou possède un grand hôtel-restaurant avec un cinéma qui donne, deux fois par mois, une représentation en plein air.
La vie est devenue très chère à la colonie ; nous touchons 300 grammes de farine blanche par jour, ce qui est très suffisant, les conserves, légumes, viandes, condiments, sont à des prix élevés. Nous mangeons beaucoup de produits du pays et des plats indigènes, le calalou par exemple, d’une combinaison bien exotique, dans le genre du couscous. C’est un composé de crabes, crevettes, huîtres, petits poissons, tomates, piments Gombo, mijotés dans de l’huile de palmes et servi dans l’acassa, sorte de purée d’iguane (genre de pomme de terre du pays).
Depuis mon arrivée au Dahomey les nouvelles de la guerre n’ont pas cessé d’être excellentes ; les Havas et les Reuter se succèdent tous meilleurs les uns que les autres ; prise de St Quentin, Dixmude, Cambrai, Bruges ; maintenant c’est Bruxelles, nombreux prisonniers, butin considérable, tout fait prévoir une fin prochaine. La chute de la Bulgarie, la marche victorieuse des Serbes, les Autrichiens en pleine retraite, il ne restera plus que les Allemands à exterminer, ce qui ne peut tarder grâce au splendide élan des Américains.
Malheureusement, le fléau qui était à craindre commence à faire des ravages. L’épidémie de grippe et de pneumonie foudroyante sévit ici comme en Europe. Nous avons tous été atteint et moi-même, j’ai passé une semaine au lit, aujourd’hui c’est mon camarade de dépôt qui, depuis huit jours est malade, assez gravement au début, maintenant en convalescence. Je suis seul au bureau à diriger le dépôt. Le commis nègre ainsi que la moitié de mes manœuvres sont malades ; la mortalité chez les indigènes est très grande, de nombreux européens, hommes et femmes ont succombés, surtout au Sénégal. Il semble pourtant que ce vent d’épidémie a passé, le train-train habituel de la vie reprend petit à petit.
La chaleur, ces jours est accablante, le temps est lourd et orageux.
Maintenant, je suis assez bien, très enrhumé par contre, avec force grogs, dans quelques jours il n’y paraîtra plus. J’ai une nouvelle et gentille servante, une jeune Popo, sortant des Missions, elle s’appelle Louisa et parle assez bien le français.

13 novembre 1918

Ce soir, par extraordinaire, je n’ai pas sommeil, d’habitude, après le dîner, je vais m’étendre dans les bras reposants de Morphée et alors, mes fenêtres largement ouvertes sur la mer, je m’endors aux bruits de la marée et de la barre. Ce soir, ai-je trop mangé, ou bien suis-je sous le charme du roman anti-somnifère que je viens de terminer, mais au lieu de dormir, je me sens en veine d’écrire Le temps s’y prête à merveille, la lune est magnifique ce soir, les grillons chantent, les branches des palmiers agitées par une brise légère accompagnent doucement cette harmonie de la nature et après la chaleur de la journée, on se sent revivre, une grande impression de bien-être dans cette solitude et ce silence.
Si vous saviez comme je suis heureux ces jours : tout est en fête ici et la joie éclate sur tous les visages. La nouvelle de l’armistice et de ses conditions nous est parvenue le 12 novembre, comme un coup de foudre dans notre paisible petite ville. Aussitôt après cette nouvelle qui nous paraissait aussi fantastique qu’inattendue, nous annonçant la fin de ce long cauchemar, tous les travaux furent suspendus et les indigènes fous de joie, organisèrent des tam-tams furibonds dans tous les coins de la ville. Je les ai vus, dans une farandole infernale traversant les rues et criant et frappant sur des boîtes en fer-blanc. Noirs et blancs, chacun se livrait à la joie la plus folle. Toutes les maisons de commerce et les administrations abordaient les pavillons français, américains ou anglais, comme, du rente tous les vapeurs au large et tous les canons du bord et de terre tonnaient dans un vacarme émouvant. Le soir tous les européens étaient rassemblés au restaurant, à rire, chanter et boire et les cerveaux s’échauffaient, les langues se déliaient au contact du champagne et des cocktails. Les pianos et les phonographes ont joué toute la soirée : la Marseillaise, la Brabançonne, le God save the King, le chant du départ et d’autres. A huit heures une sonnerie de clairons éclate au dehors. Ce sont les compagnies de tirailleurs indigènes sous les ordres du commandant de place, qui défilent dans toutes les avenues de Cotonou, violemment éclairées par des torches de résine. La foule, hommes, femmes et enfants accompagnent la troupe en chantant et criant à tue-tête.

2 décembre

Je reprends ma lettre interrompue pour vous donner tous les détails des fêtes organisées en l’honneur de la Victoire. Une souscription publique à laquelle prirent part toutes les maisons de commerce et l’Administration elle-même, réunit la jolie somme de Fr. 11'000.- dont Fr. 3'000.- pour les indigènes de Cotonou et cela dans le but d’organiser des réjouissances diverses et je vous assure que cet argent fut largement employé :
Jeudi soir 28 novembre : apéritif au restaurant, à huit heures : retraite aux flambeaux par la garnison. Devant la terrasse du Casino : danses indigènes, tam-tams.
Vendredi matin sept heures : revue et défilé des tirailleurs et des écoles indigènes. Très amusant les petits noirs, garçons et filles défilant devant nous, brandissant de petits drapeaux multicolores et chantant la Marseillaise, accompagnés par leurs institutrices et les Sœurs de la Mission. A dix heures, discours de l’Aministrateur-Maire de Cotonou, devant le monument des soldats français morts à la conquête du Dahomey. A deux heures : fêtes indigènes sur la Place de Marché. Le soir à six heures : Champagne d’honneur offert aux Européens, (à discrétion s.v.p) 1er plumet. Samedi : réjouissances diverses, salut aux drapeaux – soir : neuf heures : soirée de gala aux Toubabs, à la Résidence. Bal, musique, chants, productions, feux d’artifices et canon. – Buffet, champagne, cocktails, Marquises, gâteaux, sandwichs, glaces, une vraie orgie presque mondaine où nous étions une centaine, dont une quarantaine de dames, femmes de fonctionnaires et de commerçants. Quelques créoles, très belles, très décolletées, dansant la valse merveilleusement. Bref, je suis rentré, avec mes camarades à six heures du matin avec mon 2ème plumet, mais heureux comme un roi qui aurait fait la fête.
Dimanche, je me suis réveillé tard, avec la bouche en palissandre. A table nous nous regardions tous avec des airs las, mais absents, mangeant sans appétit et buvant à longs traits de l’eau fraîche pour éteindre le brasier, résultat des fêtes, trop bien célébrées. Toute la journée nous avons assisté aux ébats des indigènes qui continuaient leurs assourdissants tam-tams. La place du marché est le lieu réservé aux manifestations de ce genre, or comme notre maison se trouve à côté, pendant trois jours ce fût un vacarme épouvantable, où le tambour, la grosse caisse et le balafon faisaient rage, dans la cacophonie sauvage où éclataient les chants, les cris de guerre, un vrai Luna Park dahoméen.

14 décembre

Maintenant le calme est revenu et les travaux ont repris leur cours normal. La navigation, désormais, ne sera plus entravée par les pirates boches, le fret coûtera moins cher et la vie qui devenait si difficile pendant ces derniers mois, nous fait entrevoir un avenir plain d’espérance.
Depuis lundi dernier, j’habite la petite maison du dépôt, au bord de la lagune et de la mer, je suis presque à la campagne et de mon lit, je respire à pleins poumons, la bonne brise du large, très saline qui fait haler les joues. La grippe espagnole a quitté nos murs et nos palmiers, nous sommes tout à fait tranquille.
Je suis heureux de ne pas laisser me dépouille mortelle au pauvre cimetière de Cotonou de l’autre côté de la lagune. Cet endroit que les nègres nomment Pacpa, a reçu la sépulture d’un grand nombre d’Européens victimes de cette vilaine maladie. Et dire que mon camarade R. pendant quinze jours, menaçait de nous plaquer comme une vieille pantoufle pour aller à Pacpa, faire un dernier voyage en pirogue.
J’ai été très occupé, tous ces derniers jours par l’arrivée du « Louis Fraissinet » qui amenait environ 250 tonnes de marchandises pour notre Compagnie. Actuellement, nos magasins regorgent de marchandises de toutes sortes qu’il faut répartir dans nos agences à l’intérieur. Les voiliers arrivent d’Amérique et d’Angleterre chargés des produits de ces pays et repartent avec des amandes et des huiles pour Liverpool et Manchester.
Il fait ces jours une chaleur à cuire un œuf au soleil, mais, par contre, les nuits sont agréables, même fraîches. La nuit dernière, une formidable tornade, la première de l’année, s’est abattue sur notre région. Je me suis levé en toute hâte pour fermer les volets et les portes qui auraient pu être arrachés par la violence de l’ouragan : les chiens hurlaient dans le jardin et l’on aurait dit que l’orage, l’un de ces terribles orages, comme on en voit qu’en Afrique, allait tout exterminer sur la terre. Pendant ces cataclysmes de la nature, les indigènes sont toujours à craindre, ils profitent volontiers du vacarme et du désarroi, pour s’introduire dans les maisons de commerce pour faire main basse sur les objets de leur convoitise. Le vol chez eux est naturel et n’est nullement considéré comme un acte criminel ou infamant. S’ils ont besoin d’un objet quelconque et qu’ils n’ont pas d’argent pour l’acheter, il le prennent furtivement, sans souci de la prison, qui est pour eux une maison hospitalière où l’on mange en suffisance, sans beaucoup travailler. Nous sommes obligés de nous entourer d’une étroite surveillance qui s’étend jusqu’aux gardiens eux-mêmes, car ils sont parfois de connivence avec les voleurs.