18 novembre

Dimanche matin à l’aube, nous sommes partis, mes camarades et deux noirs, faire une partie de chasse, dans la brousse. Bien chaussés, guêtrés, la cartouchière garnie, le fusil sur l’épaule, le casque sur la tête, nous avions l’air de trappeurs de l’Arkansas. Après avoir marché deux heures dans les hautes herbes, nous avons traversé le village de Candi, habité par des Diolas qui s’enfermaient dans leurs cases à notre arrivée, ils sont farouches et craignent les Européens, comme le feu, surtout quand ils sont armés : nous arrivions au bord de la rivière quand tout à coup le noir qui nous servait de guide, s’arrête et nous montre à quelques mètres devant lui, un superbe caïman endormi sur le sable, malgré moi je tremblais, la vue du monstre m’avait surpris, nous avons épaulé et tranquillement et fait feu, la bête frappée en plain front se roulait dans le sable, sa formidable mâchoire claquait dans le vide avec un bruit métallique, lugubre, puis plus rien, étendu sur le dos, le caïman agonisait. En rentrant, nous avons tiré quelques oiseaux, tourterelles, outardes et perdreaux que nous avons fait apprêter pour le déjeuner. Le fauve est rare dans ces parages, la panthère, par exemple, vit dans la brousse, loin des villages. Comme bétail, nous ne trouvons guère que les bœufs et les vaches de races sénégalaises qui sot de très petite taille, les chèvres et les porcs. Le chameau et l’éléphant vivent dans les pays plus secs et plus déserts, à la côte d’Ivoire, le Dahomey, le Niger.

Depuis quelques jours la fantaisie m’a pris, de me lever de bonne heure, pour assister au lever du soleil, spectacle merveilleux et grandiose, de voir ce grand disque rouge sang à travers les palmiers et les bananiers, illuminer la plaine et arroser la rivière et ces rayons semblables à des paillettes d’or qui scintillent sur l’eau. Voilà plusieurs nuits que la lune fait défaut, les hyènes se rapprochent des habitations, je les entends rire, c’est un rictus de fous, lugubre, qui fait frissonner, elles rôdent autour des abattoirs, en quête de cadavres de gibier, laissés par le boucher, avec le hululement des hiboux et le miaulement des chats sauvages, c’est une cacophonie des plus étranges.

J’ai eu l’occasion, l’autre jour de voir, ces trop célèbres fourmis-lions appelées « magnans », toute une colonie interminable qui traversait le chemin, elle sont des plus dangereuses, mais nous n’avons rien à craindre, les habitations, de construction moderne sont préservées contre toute ces vermines. Notre patron nous racontait qu’un prisonnier noir, enfermé dans un cachot, réveillait chaque nuit la garde pour des futilités, de guerre lasse, le gardien ne se dérangeait plus, mais une nuit une colonne de magnans est entrée dans la cellule, pendant que le prisonnier dormait, elles se sont acharnées sur lui, malgré ses cris le gardien ne s’est pas dérangé craignant encore à une plaisanterie, le lendemain quand il a ouvert les cachots pour conduire le prisonnier au travail, il ne trouve plus qu’un cadavre, dévoré, nettoyé par les terribles fourmis. Nous allons quelque fois assister aux danses nationales des indigènes, pendant que deux ou trois noirs tapent sur des tambours et des gongs, les femmes, à tout de rôle, au milieu du cercle, qui tortillent le ventre, en tapant des pieds et poussant des cris de paons, toutes les femmes pour l’entraîner, battent des mains en cadence, c’est un vacarme assourdissant surtout quand ils sont ivres de vin de palmes alors c’est complet. Une fois par mois les Nankagnes font leur tam-tam sur les places du village, c’est la vraie danse de guerre des sauvages, presque nus avec des bracelets en métal aux pieds et aux bras en poussant des rugissements de fauves. J’ai remarqué que les noirs, surtout les adolescents, possèdent une pureté de lignes, de vraies statues de bronze, des corps bien musclés et des jambes fines et droites, un port de tête majestueux, ce qui n’est pas le cas pour les femmes, qui sont vite fanées, de porter leur enfant sur la croupe, par une écharpe retenue sur les seins, ce qui les écrase et cintre les reins, leur démarche nonchalante, le ventre en avant, les brais pendant presque dans le dos, en traînant leurs babouches, elles sont loin d’être attirantes, il y en a pourtant de jolies, ce sont les filles des missions polies et intelligentes. Lee Nankagne est une race curieuse, ces noirs vivent dans les cases aux environs de Ziguinchor, ils ont un chic particulier, drapés dans leurs grands pagnes aux couleurs criardes, coiffés de grand chapeau à plumes sur le côté, ils ont l’air de vrais mousquetaires. Ils ont tout le corps couvert de tatouages en relief et à la figure un signe qui les distingue des autres villages. Contrairement aux européens, ils ont les dents de devant très pointues, comme les rats, du reste ils ont conservé, paraît-il, l’ancienne coutume de leurs pères, de sacrifier un enfant ou la femme d’un chef mort, qu’ils mangent entre eux comme en un grand jour de fête. Les Nankagnes sont très farouches et craignent l’européen qu’ils admirent. Les Woloffs sont moins intéressants, ils sont très fiers, surtout quand il veulent singer les blancs, durant les fêtes de l’an nous avons assisté à un bal donné par les noirs, vêtus à l’européenne : faux-cols, cravates, redingotes, du siècle passé naturellement, les femmes, avec de longues robes de chambres en satinette rose, verte ou bleue, au son d’un accordéon, ils ont eu le culot de danser le quadrille, des singes habillés n’auraient pas fait mieux.